Marcia Hesse

présentation

Sur une presqu’île, dans la villégiature de Georgia Hesse. Pour la Saint-Sylvestre, elle rassemble son clan : mère, frères et sœurs, conjoints, neveux, nièces, se télescopent dans une réunion triste et folle par un soir de grand vent. Autour de son fils, l’ombrageux Jérôme, qui cuit des patates dans la cheminée, gravitent deux filles, Juliette et Charlotte. Les rouages de la vie semblent suivre leur cours ordinaire : vieillesse solitaire, règlements de compte érotiques des adolescents, désir de reconnaissance des uns, blessure secrète des autres.

Parmi tous ces personnages évolue la fille de Georgia, Marcia Hesse. Elle va et vient en silence, elle est parmi nous et aucun ne semble la voir. Elle est le trou noir de la pièce : la conversation roule sur la météo, les poivrons de Rimbaud, la moustache de Staline, le cancer et Hiroshima, mais derrière chacun des mots échangés se cache Marcia.

Fabrice Melquiot ne se contente pas d’explorer le deuil d’une fille, d’une sœur disparue. Il renoue avec des phénomènes culturels très anciens, qui subsistent jusque dans les sociétés policées : la présence des morts dans les maisons ; la culpabilité et la peur qu’ils éveillent chez les vivants ; le souci, pour les humains, de négocier avec les ombres la possibilité de poursuivre le bonheur ; la faculté magique, donnée à certains poètes seulement, d’évoquer hors des limbes les héros naufragés avant l’heure.

 

extrait

ANGÈLE SUTER. Jérôme, range ce chapeau, je t’en prie, range-le. On est venus pour vous voir. Il faut que ça se passe bien. Déjà qu’on vient de loin. Je comprends que tu sois encore un peu à cran –

JÉRÔME HESSE. Un peu à cran ? Un peu à cran ? Qu’est-ce que c’est que cette expression : un peu à cran ?

ANGÈLE SUTER. Je me comprends, je me comprends.

JÉRÔME HESSE. Je trouve admirables les gens qui se suffisent à eux-mêmes.

JULIETTE WAGNER. Arrête avec tes phrases. Elles sont trop grandes pour ta bouche.

ANGÈLE SUTER. Jérôme, mon petit, je n’aime pas me – Je t’ai vu naître, je suis ta marraine, je ne vais pas – Je descends.

Elle disparaît.

CHARLOTTE LACROIX. T’es nul. Pourquoi t’as fait ça ?

JÉRÔME HESSE. Elle m’aime trop, ça m’agace. Elle passe son temps à retenir ses larmes. Elle s’habille trop. Elle prend des précautions. Elle ferait mieux de mettre les pieds dedans. Moi, je n’ai pas peur. Je n’ai plus peur. Je suis vacciné –

JULIETTE WAGNER. Je te trouve dégueulasse. Je te trouve dur. Je te trouve moche.

CHARLOTTE LACROIX. Laisse tomber, Juliette.

JULIETTE WAGNER. Plus rien ne sort de ta bouche sans vouloir faire mouche, ou mal, ou pire. Tu tires sur tout ce qui bouge en ouvrant ta grande gueule, avec des mots choisis, mais tes jambes tremblent quand tu marches et tu ne tiens pas droit.

JÉRÔME HESSE. Laissez les serviettes sur le lit, je m’en occupe.

CHARLOTTE LACROIX. Tu crois que t’es le seul, à macérer ? Pour qui tu te prends ? Nous, au moins, on se mord la langue pour pas qu’elle pique.

JÉRÔME HESSE. Ta gueule, Charlotte.

CHARLOTTE LACROIX. Je l’ouvre.

JULIETTE WAGNER. Jérôme, arrête.

JÉRÔME HESSE. C’est elle qui – Elle m’agace. Tout m’agace, ce soir.

JULIETTE WAGNER. T’es juste un peu à cran.

JÉRÔME HESSE. Mais, tu vas te taire !

JULIETTE WAGNER. Ce que je veux dire, c’est qu’on est tous un peu –

JÉRÔME HESSE. Si tu répètes « à cran » –

CHARLOTTE LACROIX. Jérôme –

JÉRÔME HESSE. Charlotte, c’est entre elle et moi.

JULIETTE WAGNER. Si tu veux.

JÉRÔME HESSE. Et à part ça, combien de pantalons baissés en dehors du mien ?

Silence.

JULIETTE WAGNER. Aucun.

JÉRÔME HESSE. Aucun ?

JULIETTE WAGNER. Aucun. Telle que tu me vois, je suis la fille la plus immobile du monde.

CHARLOTTE LACROIX. Je descends.

JULIETTE WAGNER. Bouge pas.

Silence.

JÉRÔME HESSE. Il y a la lune, Juliette. On ne dirait pas, parce que rien n’est tout à fait transparent. Et pourtant, il y a la lune, là, dehors. Il faut la voir. Parce que si tu la vois, Juliette, il te reste une chance.

JULIETTE WAGNER. Qu’est-ce que tu veux dire ?

 

l’arche éditeur – 2005