Maëlstrom

Monologue

présentation

Vera, quatorze ans. Une adolescente debout au coin d’une rue, des processeurs de son aux oreilles. Sourde mais réceptive comme nulle autre aux bruits du monde. Son chant s’élève comme un cri qui interroge les frontières de la normalité et des catégories assignées dès le plus jeune âge. D’un même élan, Vera plonge en elle et au cœur des autres. A l’abri de sa pensée mais surexposée par sa parole, elle apprend à accepter d’être différente.

 

extrait

Si j’étais née au vingtième siècle, dans les années qui ont précédé la Seconde Guerre, on m’aurait stérilisée. Parce que j’aurais été de celles et ceux qui font la race impure. La race. Impure. Les hommes, on les castrait par rayons X ou par voie opératoire. Les femmes, au début on leur enlevait tout vite fait bien fait, et puis après, les nazis ils sont passés aux injections dans l’utérus, pour gagner du temps. Avec cette méthode, ils stérilisaient dans les 1000 femmes par jour. Ce qu’ils injectaient, c’était genre de l’acide, des produits qui te bouffent tout. Il paraît que les femmes souffraient tellement que souvent elles faisaient des arrêts cardiaques.

(…)

Je suis debout au coin d’une rue et le monde peut bien me bombarder sa sauce pimentée sur la gueule, j’entends pas. J’entends pas, parce que je veux pas entendre. Entre le monde et moi, je pose mon refus de capter les vibrations de la musique dans les haut-parleurs de la ville, accrochés aux façades pour nous faire croire qu’on vit dans un clip de Calogero. Je vis pas dans un clip de Calogero, pigé ?

(…)

Les gens croient que je suis idiote parce que je comprends pas le second degré. Je sais que ça existe, le second degré. L’ironie. Le cynisme. Les sous-entendus. Tout ça. Je sais que ça existe, mais je les comprends pas. Je crois que je préfère pas comprendre. Y’a assez de bordel dans le premier degré de nos histoires, j’ai aucune envie d’aller faire un tour dans le second.

(…)

Les nazis, ils auraient stérilisé plus de 15 000 sourds entre 1934 et 1945. Certains chiffres évoquent jusqu’à 100 000 victimes de stérilisation forcée. Sans parler des hommes, des femmes et des enfants sourds déportés. Dans les 6 000 personnes, je crois bien. Tout ça, je l’ai oublié, mais les souvenirs eux ne m’oublient pas.

(…)

J’entends, si je veux j’entends, j’entends très bien tout, je vous entends les gens, j’ai des implants cochléaires, là, dans l’oreille interne. Je suis bionique, me touchez pas. Toi, toi me touche pas, me touche plus, plus jamais, petit pervers nazi, historien de ma rage, je sème des radis sur tes dents pour me couper l’envie de t’embrasser.

(…)

Malentendant j’aime pas le mot, on dirait que je fais mal quelque chose, alors que franchement je fais de mon mieux, mais si les entendants parlaient moins vite et pas tous en même temps, la vie serait plus simple.

(…)

Vous pouvez répéter ? Qu’est-ce t’as dit ?

(…)

Je suis sourde. Ce mot, il me brûle les cils. Sourde. Je suis sourde et debout comme le singe dans son zoo qui ne sait pas quoi faire de ses longs bras. Il est quatorze heures vingt, c’est jeudi et je me suis barrée. J’ai pris mon risque. C’est tout. Je l’ai pris. Tu ne m’as pas laissé le choix. Tu m’as jeté dans la ville. J’ai remarqué un truc : toutes les fontaines sont à sec, c’est un signe.

(…)

Quand je suis née petite fille le 20 mai 2003 au milieu de l’après-midi, le test auditif était normal. J’étais normale. Tout était normal. Je sais pas pourquoi c’était normal. C’est une des grandes énigmes. Cette normalité. Et puis j’ai commencé à pleurer. Je hurlais pour rien. Pour rien soi-disant. Comme si les bébés hurlaient pour rien. Les bébés hurlent toujours pour quelque chose, pour dire quelque chose du monde des bébés au monde des adultes, le monde des adultes c’est un monde qui aime dire : y a pas de problème, pour éviter de les regarder en face et continuer d’astiquer sa cloche de verre. Ma mère, elle l’a pourtant dit aux médecins : y a un problème, Docteur, ma gamine elle pleure tout le temps. Personne l’a écoutée, ma mère. Six mois plus tard, elle a vu un autre médecin, parce que je pleurais toujours, je hurlais de plus en plus fort et mes yeux roulaient comme des billes, alors ma mère a dit : y a un problème, Docteur, je vous assure. Six mois encore et encore six mois et deux médecins de plus, le monde n’écoutait toujours pas le bébé que j’étais et ma mère épuisée. Et puis on a enfin compris que j’étais sourde. Le Docteur Garreau, il a pigé. Je venais de passer deux ans dans un silence total. On m’a opérée un jeudi matin. Le monde est entré dans mes oreilles, il a envahi ma tête, avec le rythme du vent et le pas des humains, avec ses cortèges solennels et ses cris de colère, avec ses voix métalliques et ses discours de fin de repas. Entendre. Soudain, j’entendais.

(…)

Ils avaient ouvert l’écluse.

 

l’arche éditeur – 2018