Écouter les sirènes

présentation

Un mensonge et quelque deux mille kilomètres séparent Jodie Casterman d’un inconnu dont elle est la fille : voilà ce que lui révèle John, son père adoptif, au moment de mourir.

Jodie (trente-six ans, barmaid, dog-sitter, actrice occasionnelle, slasheuse ordinaire d’une Amérique bientôt trumpienne) ne connaissait jusqu’alors qu’une part de son histoire. Les yeux dessillés, en deuil et en colère, Jodie Casterman reprend les commandes de son existence, quitte Portland, fonce à rebours de la légende : d’abord direction Los Angeles, où sa mère, Suzanne, vit au ralenti dans son mobile home ; puis Albuquerque, et le Colorado où réside son père biologique.

Librement inspiré d’un témoignage de Suzanne Verdal, à qui Leonard Cohen dédia l’une de ses plus célèbres chansons, Écouter les sirènes est un road trip existentiel, débordant de musique, de fièvre et de tendresse. Une quête d’altérité qui se déploie des années 1960 à nos jours et redonne du muscle à la nostalgie, en grattant la rouille d’une mythologie américaine à l’abandon.

 

extrait

Le ciel s’assombrit. À hauteur d’Ogden, quelques miles avant Salt Lake, de grandes salves de pluie s’abattent sur les vitres de la Jeep et me tirent de ma semi-léthargie. J’ai repris la route après une mauvaise nuit lestée de cauchemars où les visages de John, Suzanne, Leonard et Billy se mêlaient pour composer un monstre ancestral et menaçant ; je roule depuis près de trois heures sur l’Interstate 84, dans ce grand désert d’Idaho qui descend vers l’Utah. Avec des yeux d’enfant craintif, je regarde naître les éclairs sur les Wasatch Range, entre la terre et les nuages. Les arbres alentour se chargent de trombes à égrener entre les flashes électriques. Les colonnes d’air, chauffées par la foudre, claquent. Les trucks ont ralenti, avec lesquels je partage le ruban de goudron détrempé.

Le ciel américain est un palimpseste, une maison hantée, un train fantôme. Quand je le regarde, je vois d’autres ciels, tous américains. Ce sont les ciels que le cinéma ou la littérature ont ajoutés au ciel américain pour en faire le ciel américain. Le ciel américain est chargé de ciels où circulent vaisseaux spatiaux, nuages volubiles, tornades sans pitié et avions de chasse. Dans le ciel américain de Willa Cather, le vent souffle si fort qu’il ferme les yeux. Les étoiles américaines de Toni Morrison sont des trous d’épingles en acier. Pour Brautigan, le soleil américain est une énorme pièce de cinquante cents sur laquelle quelqu’un a versé du kérosène, avant de l’allumer avec une allumette. La chaleur sombre descendit du ciel, prit forme et monta plus haut, pour devenir le ciel. Et du ciel, elle descendit sur la terre et l’absorba ; et la terre devint poussière, et cætera. Je ne sais plus si c’est dans Les Raisins de la colère ou À l’est d’Eden. La plupart du temps, le ciel américain de Jim Harrison est gris, mais il peut bleuir jusqu’à vous éblouir et les avions y filent comme s’il n’y avait dans le monde aucun danger, ni mort qui plane. Ces avions, ce sont ceux que pilotent Tom Cruise, Denzel Washington ou Leonardo DiCaprio. Toujours prêts à défendre le ciel américain contre ceux qui voudraient voler le ciel américain aux Américains : le vaisseau spatial d’Independence Day, les tripodes de La Guerre des Mondes. Et puis Twister, Volcano, Hurricane. Le ciel américain est envahi de récits américains sur le ciel américain. Alors, de temps en temps, il nous envoie un orage de nulle part, peut-être pour se purifier des narrations qu’on abandonne entre lune et soleil ou bien par vengeance, et il égare sur sa route une pauvre fille qui aurait dû prendre l’Interstate 80 et traverser le sud du Wyoming d’Ouest en Est. Au lieu de ça, la pauvre fille s’embarque sur l’I70 et traverse Salt Lake City dans un bourdonnement de pluie et de grêle. Et merde. Putain de ciel américain de merde. Je me plante de route.

aux éditions actes sud / 2024