C’est ainsi mon amour que j’appris ma blessure

Monologue

présentation

Fabrice Melquiot a intégralement réécrit en 2025 ce monologue datant de 2003, pour la mise en scène de Pierre Blain.

Un homme, un matin, à l’aéroport de Madrid ; une valise rouge à ses pieds et des coups dans la gueule.

Une femme s’assoit près de lui.

Il lui parle.

Au distributeur d’eau minérale, un type perd le contrôle de lui-même.

Tout le monde perd le contrôle, le temps d’une parole qui se cherche, s’égare, s’élance.

 

extrait

Lui.

Je regarde les garçons, les garçons qui te regardent et te regardant sentent en eux pousser, pousser l’homme par-dessus le garçon, comme la peau neuve recouvre la peau arrachée, comme la dent permanente supplante la dent de lait. Don Quichotte, il voyait des moulins, il voyait des moulins prodigieux et les provoquait en duel, il frappait sa lame contre le vent, comme moi quand je me bats, et je suis prêt à le faire pour toi, je le déclare sur-le-champ.

Toi, toi tu ne regardes personne, stoïque, indifférente, tu te fous des regards alentours, tu te fous des peaux que les hommes s’arrachent et qu’ils soient sur les dents à trop te regarder, tu t’en fous. Tu t’es assise, assise près de moi, et tu m’offres ton dos sans qu’il soit un présent, tu t’es assise sans faire grincer le banc que j’avais fait grincer rien qu’en pensant m’y asseoir, oui, sous le poids de ma pensée, le banc grinçait déjà, mais toi, toi, tu réussis le miracle de lui imposer ton silence, tu imposes le silence aux bancs publics, le silence aux haut-parleurs du terminal, le silence aux gens qui, dans les environs, pioncent ou bouquinent et n’attachent aucune attention aux miracles que tu produis, puisqu’en dormant ils ronflent, la bave aux lèvres, en tournant les pages, ils les cornent ou les froissent et non, non non, le silence très peu pour eux, tandis que toi, lorsque tu t’assieds, près de moi, m’offrant ton dos, ne m’offrant rien, tu réussis déjà un miracle.

Je préfèrerais que tu sois, que tu sois disons face à moi plutôt que de profil, parce qu’avec l’heure de sommeil que j’ai dans la gueule, sous les strates de fatigue et dans la confusion propre à l’aube, avec l’aimant que tu deviens à force de m’ignorer, je suis bon pour un torticolis, ce qui ferait de moi quelqu’un de tout à fait ridicule, si j’avais, en plus de tout mon être, le cou soudain raidi.

Toi, lorsque tu ajustes ton dos au banc dont nous partageons le dossier mais pas le siège, toi, lorsque tu t’assieds près de moi, m’offrant ton dos ne m’offrant rien, tu réussis, désinvolte, innocente, un silence prodigieux et je mesure ma chance, quand je surprends ton profil de pie voleuse, sous les strates de fatigue et la confusion propre à l’aube, et la confusion propre à l’aube, et les, les gins de la veille et les whiskies sifflés, j’avoue. Don Quichotte il voyait des moulins et il frappait le vent, sa tête, c’est ça, il frappait sa tête contre le vent. L’autre miracle c’est que je réponde à ton prodigieux silence par ce vacarme de mots à peu près ordonné et bordel je peux dire qu’illico je fais une fixation sur toi, moi le chevalier à la figure triste, toi ma Dulcinée, toi de profil, à deux pas de moi que tu as volé, débarrassé – désinvolte, innocente – débarrassé du poids qu’hier encore je me sentais tirer derrière moi et une vie, oui, une vie ça fait son poids ma petite, surtout la mienne, que je traîne dans une valise rouge, traînée jusque-là, après gins et whiskies et une heure de sommeil, j’en suis là, je m’incline, je m’incline vers toi.

 

l’arche éditeur – 2003 – 2025